Si le Haut-Quercy reste aujourd’hui connu comme l’un des lieux de refuge pour les collections du musée du Louvre, il fut loin d’être le seul. Il devint surtout cette terre d’asile trois années après l’entrée en guerre de la France et de ses alliés, ces derniers engageant en début d’année 1943 une offensive générale qui allait conduire à la victoire. La présence de la Joconde de Léonard de Vinci, entre les murs du château de Montal de 1943 à 1945 a très largement contribué à la notoriété du sujet, sans le replacer suffisamment dans un processus bien plus large, la protection des biens culturels en temps de guerre. Les désastres de la première guerre mondiale sur le patrimoine bâti et mobilier, l’évacuation et la mise à l’abri des collections du Prado à Genève en 1936, furent autant d’événements marquants conduisant à une prise de conscience collective, au sein du gouvernement français et du monde des musées, archives et bibliothèques. Protéger le patrimoine de ces institutions publiques était une absolue nécessitée afin de le soustraire aux conséquences d’une guerre imminente.

Une opération d’envergure pour protéger les collections publiques

Cette expérience du Prado constitua en quelque sorte une répétition, certes à une moindre échelle, du projet d’évacuation des collections françaises moins de trois ans plus tard. Il fallait à tout prix éloigner des zones de conflits les trésors nationaux. L’objectif répondait aux principes édictés dans les conventions de la Haye, protéger autant que possible ces biens culturels, mémoire des peuples. Dès 1938, sous l’impulsion de Georges Huisman, directeur général des Beaux-Arts, c’est un plan global d’évacuation des établissements culturels qui fut minutieusement préparé. Les directeurs des grands musées parisiens, des Archives nationales, de la Bibliothèque nationale et de ses nombreuses annexes, Henri Verne et Jacques Jaujard pour les musées nationaux, Julien Cain et Paul-André Lemoisne pour la Bibliothèque nationale, et l’ensemble de leurs collaborateurs engagèrent alors une opération d’une ampleur inégalée. Il fallut distribuer les rôles, vérifier les inventaires, rassembler les matériaux indispensables à la réalisation des milliers de caisses, prévoir transports et lieux d’accueil de milliers d’œuvres fragiles, sensibles à l’humidité, à la chaleur… Pour les collections du Louvre et d’autres musées nationaux dont celui de Cluny, le château de Chambord, propriété de l’Etat depuis 1930, offrait les espaces suffisants pour un dépôt temporaire, avant une plus large répartition vers des zones encore plus éloignées. L’opération commença en août 1939, y compris pour d’autres musées comme celui de Carnavalet, propriété de la ville de Paris.

Au même moment, le Ministère de l’Education nationale publiait une circulaire ordonnant l’évacuation des collections les plus précieuses de la Bibliothèque nationale. D’autres bibliothèques du territoire furent évacuées, notamment celles du nord et de l’est de la France particulièrement concernées par une arrivée de l’armée allemande.

Le patrimoine sur les routes de l’exode : vers les lieux de refuge

Les collections de toutes ces institutions se retrouvèrent sur les routes ou les voies de chemin de fer lors de la déclaration de guerre le 3 septembre. Le choix des lieux de dépôts obéissait à des règles essentielles : grandes salles en rez-de-chaussée, climat sain, sites éloignés de grandes voies de communication, dispositifs de lutte contre l’incendie (étang, cours d’eau à proximité) et si possible caserne de pompiers à proximité. Propriétés de l’Etat ou privées, les châteaux et belles demeures firent l’objet de réquisitions, soit entre ministères, soit par les préfets pour les sites privés. Ainsi, furent réquisitionnés les châteaux de Fougères sur Bièvre, de Carouges, appartenant à l’Etat, les châteaux de Poncé (Eure) et le château d’Ussé (Indre et Loire). Le Lot fut dès juin 1940 l’un de ces refuges avec le château de Castelnau-Bretenoux, devenu dépôt secondaire pour les manuscrits, monnaies et médailles de la Bibliothèque nationale. Plus tard, à la suite d’un nouveau déménagement des collections du Louvre, peintures et antiquités égyptiennes, les châteaux de Montal, La Treyne, Carennac et plusieurs autres maisons et manoirs privés, abritèrent nombres d’œuvres d’art jusqu’en 1945.

Arrivée des œuvres, Montal , cour du château, 1943
© Archives nationales

Une organisation minutieuse pour la conservation des œuvres

Tous ces abris étaient placés sous la responsabilité de conservateurs engagés dans la protection de ce patrimoine, contribuant même à cacher des œuvres d’art appartenant à des collectionneurs juifs. Deux d’entre eux avec plusieurs de leurs collaborateurs, affirmeront cet engagement en prenant une part active dans la Résistance. Dans plusieurs cas, la responsabilité du dépôt avait été confiée aux propriétaires du lieu, comme à Ussé ou à Carennac (de manière temporaire pour ce dernier, René Huyghes prenant sa suite assez rapidement).

Si l’organisation initiale de ces multiples et périlleux transferts s’était mise en place à la seule initiative de l’administration française, une fois le pays occupé d’abord en partie, puis dans son intégralité par l’armée allemande, celle des dépôts et leur surveillance, comme tout mouvement d’œuvres d’art furent placés sous le contrôle du Kunstschutz, service spécial sous l’autorité de la Werhmacht assurant officiellement la protection du patrimoine dans les pays envahis. La discrétion était de mise pour tous ceux qui travaillaient dans ces dépôts, mais rien n’était secret. Les lieux de dépôt étaient obligatoirement signalés par des affiches en français et en allemand prévenant le passant de la présence d’œuvres des collections nationales. L’accès en était bien entendu interdit à tout curieux. La Joconde n’était donc pas cachée, mais, comme tous ces biens patrimoniaux, conservée au mieux loin des risques de bombardements. On sait que, malgré tout, d’autres collections y furent bien cachées…

Tous les dépôts ne bénéficièrent pas d’une organisation aussi bien réglée que celle que mit en œuvre René Huyghes à Montal particulièrement. Les consignes de surveillance éraient parfois mal appliquées, le personnel peu attentif, comme le relève René Huyghes lors d’une de ses tournées au château de Carennac. Les gardiens employés par la ville de Paris, en pause déjeuner un peu plus longue que prévu, avaient même laissé ouverte la porte du dépôt ! Les difficultés d’approvisionnement compliquaient la vie quotidienne, comme pour toute la population. Elles avaient aussi un fort impact sur la bonne exécution des missions de conservation : obtenir des « bons matière » pour les combustibles, les matériels de sécurité, les pneus des véhicules, jusqu’aux vélos et aux motocyclettes, moyens de transport indispensables en ces temps de pénuries. La vigilance était de mise même pour les indispensables réparations des bâtiments. A Montal, ce sont 300kg de plomb qui furent nécessaires pour assurer une étanchéité des toitures du château. On les attendit plusieurs mois, avant que cette opération puisse être menée à son terme.

Salle des moulages, château de Montal 1943
© archives nationales

D’une administration à l’autre

Dans les monuments appartenant à l’Etat, le service des Monuments historiques conservait toutes ses prérogatives vis-à-vis de l’administration des Musées nationaux. Toute intervention sur le bâtiment occupé était soumise à l’approbation de l’architecte en chef. Les financements des aménagements nécessaires à la conservation des œuvres restaient néanmoins à la charge de la Direction des musées. La forte personnalité de Jacques Jaujard, son positionnement incontesté à la tête des musées nationaux favorisèrent l’avancement de certains travaux. De solides liens de confiance avec René Huyghes contribuèrent à cette réussite d’une équipe soudée autour de sa mission.

Des dépôts et des hommes, des liens solides

Les relations entre occupants des dépôts et propriétaires n’étaient pas non plus de tout repos. Malgré une très grande bonne volonté de servir l’Etat et le patrimoine public, voir salons, salles à manger envahies par des centaines de caisses en bois, accepter au quotidien la présence d’un personnel qui, le plus souvent, venait de Paris, n’était pas chose facile. Les propriétaires eux -mêmes n’y trouvaient que difficilement leur place. A Castelnau, ce fut un autre cas de figure. Le chef du dépôt, Jacques Feller, occupait une chambre dévolue initialement au Comité de surveillance en charge du respect de la donation faite en 1932. Les velléités de Feller pour occuper un espace plus confortable dans le « musée », les anciens appartements du ténor Mouliérat, furent vite balayées. Au château de Montal en revanche, Yvonne de Billy, usufruitière, était traitée avec grand égard et disposait sur place, avec sa famille, d’un employé du musée à son service lors de ses séjours au château. Les conservateurs, les gardiens hébergés dans des familles nouèrent aussi des amitiés fortes et durables. Gérard van der Kempf, plus tard conservateur de Versailles, puis de Giverny, remercia sa famille d’accueil en lui offrant des tableaux peints sur place, lui qui se destinait à une carrière de peintre. La famille Lacaze, occupant la belle « Maison à la tour », au cœur de Saint-Jean-Lespinasse, garda ainsi des liens étroits avec un jeune étudiant qu’elle hébergea pendant ces années de guerre : Jean Leymarie, embauché par René Huyghes comme gardien à Montal à la faveur d’une rencontre inopinée.

Pascale Thibault

Conservateur du patrimoine
Administrateur des monuments nationaux
Châteaux de Castelnau-Bretenoux, Montal, Assier, Puyguilhem
Cathédrales de Limoges, Tulle et Cahors

Tableau de Gérard van der Kempf
Dépôt de la mairie de Saint-Jean Lespinasse au château de Montal, 2023