Province de ma vie,

un inédit d’Anatole de Monzie,
source de la présentation parue dans le bulletin SEL 2024-3

La lecture critique (littéraire) du « mémorial mélancolique » d’Anatole de Monzie s’impose comme méthode d’interprétation lorsque le récit de soi exhibe d’entrée de jeu son pacte autobiographique de discours de vérité comme sincérité. Une lecture interne de ce que signifie “ mémorial “ (entre journal et mémoires) et “mélancolique“ ( en tension avec “ironique“) suffit à rendre compte du problème de la reconnaissance de soi que pose le narrateur sous la forme d’une quête d’une véritable identité de soi-même opposée à la méconnaissance d’autrui.

Ce chapitre I 1 « Province de ma vie » qu’on suppose détaché d’un projet de nature autobiographique n’examine pas comment cette méconnaissance d’autrui peut être le fait du narrateur lui-même ( v. l’autre document sans date ni titre de Monzie en annexe) mais affronte le problème de la reconnaissance politique de soi à partir de la position paradoxale d’un politique hors parti. Nous étudierons la double portée de cette attitude – du point de vue de la politique et du politique.

Jean-Louis Maisonhaute

1904-1944 ! L’essentiel d’une existence. Pendant quarante années, diversement élu dans le Lot, j’ai consacré à cette portion du Quercy mes plus constantes pensées, mes soins et mes loisirs. Le Lot a été pour moi durant ce long temps la principale succursale de la patrie. À Paris, l’image de la province d’adoption n’a jamais disparu de ma vision. Amis ou adversaires, les hommes de ce pays m’ont été plus proches que tous les autres.

À diverses reprises, j’ai cru les comprendre. Et cependant je ne me flatte pas d’avoir été compris par eux. Aujourd’hui les jeunes, obéissant à un mot d’ordre de reniement, m’appliquent volontiers le terrible « nescio hominem»2. Mais j’en viens à me persuader que la plupart, jeunes et vieux, ne m’ont pas connu. Ils ont admis à mon sujet toutes les légendes, toutes les fables, tous les bavardages. Ils sont trop inattentifs ou trop oublieux pour avoir égard à la suite des actes et des faits qui permettraient de juger mon personnage avec quelque vérité tendre ou sévère. Ayant vécu sous leur contrôle, il me semble que je reste un inconnu familier parmi ces gens que de mon mieux j’ai servis et préférés. En me remémorant les étapes de mon histoire en Quercy, j’ambitionne vaguement de révéler à mes compatriotes de prédilection l’esprit qui anime la continuité de mon attachement pour cette terre – leur terre devenue mienne par addition de menus événements. Ce n’est pas un plaidoyer pro domo que j’écris mais un mémorial à usage de ceux qui veulent se souvenir, un mémorial mélancolique non pas seulement à cause de la brume du temps présent, mais parce que beaucoup de tombes et de ruines encombrent les paysages de mon passé.

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Au début c’est le hasard qui fit ma vocation quercynoise. Mon père, fonctionnaire de l’administration des contributions directes, achevait à Cahors une lente carrière d’honnête fiscalité. Il n’ambitionnait pour lui-même qu’une certaine douceur d’habitudes. Il se plaisait dans la bénignité de Cahors, aux terrasses bavardes des cafés, à l’échange des politesses rituelles le long du boulevard. N’ayant pas d’autre vanité, le cher homme exaltait démesurément mes succès de jeune avocat. Quand je devins chef de cabinet d’un ministre, il se montra avantageux et prometteur juste assez pour donner à ses camarades du Cercle Gambetta l’envie de me ramener à ma vraie mesure. L’un de ces camarades était un spirituel avocat, Munin-Bourdin3, qui avait été député pendant quelques mois et dépensait en anecdotes toute sa brève expérience parlementaire. Il était de droite, j’étais de gauche. N’empêche qu’il eut le premier l’idée de m’utiliser dans la politique du Lot.

Il m’est difficile de me rappeler comment je me trouvai invité en juillet 1904 à briguer la succession de M. Feyt, vétérinaire à Castelnau-Montratier et conseiller général décédé. L’un des promoteurs de cette candidature – Louis Lacaze4, actuel doyen du barreau de Cahors qui fut maire de la commune de Saint-Paul-Labouffie dans le canton de Castelnau – après son père, avant son fils, me patronna efficacement dans cette entreprise électorale qui m’opposait à l’unique médecin cantonal, le Docteur Bessières. J’ai appris dès ce moment quelle force morale, électorale, représentait le seul exercice de la profession médicale dans la candeur campagnarde. L’avocat, le notaire, une fois payés, le client se tient quitte de gratitude, mais le médecin après le règlement des honoraires reste créancier perpétuel. Il participe de cette crainte révérencielle que devait inspirer naguère le sorcier. Et puis il en sait trop pour être traité cavalièrement. Ce fut un miracle que cette élection d’un inconnu à Castelnau-Montratier en juillet 1904.

J’étais le benjamin du Conseil général où j’entrai sans y être éligible. Je m’initiai de mon mieux à tous les problèmes départementaux et tentai d’élargir la sphère de mes relations aux alentours de Cahors. En 1906 j’avais acquis un commencement de renom et mes nouveaux amis me désignèrent comme candidat des gauches face à Munin-Bourdin qui avait cessé d’être un parrain pour devenir un concurrent. Un ouvrier de l’Imprimerie nationale, M. Doizié5, représentait le socialisme dans cette compétition où je succombai. L’épreuve avait été salutaire. Je comptais désormais des partisans dont quelques-uns ne m’ont plus abandonné.

Parmi ces fidèles de la durée, j’évoque la physionomie d’un instituteur qui sur le tard fut le maire du chef-lieu de canton de Saint-Géry : il s’appelait Rigouste6, était franc maçon-militant, ami de son curé, au demeurant libéral de tempérament sinon de doctrine, mais il manifestait un socialisme sentimental de la meilleure tradition. Paillard, convive inlassable, d’une gaieté franche, il faisait la propagande de la sympathie. La Troisième République en province a été installée par de bons bougres de cette sorte. Il semble que la Quatrième République7 préfère de plus sombres suppôts. Le progrès, s’il y a progrès, s’accomplit par élimination du rire. Ces rieurs comme Rigouste avaient toutes les gentillesses du cœur. En vérité, j’ai mangé au seuil du forum le pain blanc de l’amitié.

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Bourdin, m’ayant battu aux élections législatives, prétendit se débarrasser de moi aux élections cantonales de 1907 : mais un revirement s’était opéré, je gardai mon siège et dès lors il fut acquis que je remplacerais ce Munin-Bourdin. Cet aimable adversaire mourut quelques mois avant la fin de la législature et je le remplaçai avec l’assentiment, voire l’appui de ses principaux soutiens qui s’étaient habitués à moi.

En 1913 je fis mon apprentissage gouvernemental comme sous-secrétaire d’État à la Marine marchande. Malvy avait déjà été ministre : ma promotion ministérielle constituait une revanche de Cahors contre Gourdon, car déjà les joueurs d’échecs du cru montaient cette partie fallacieuse : Monzie contre Malvy, encore qu’il n’y eût ni conflit, ni friction entre mon collègue et moi. J’étais un sans-parti, un irrégulier, que ne recommandait le patronage d’aucun chef vénéré, cependant que Louis-Jean était le favori de Caillaux, le protégé de Doumergue et l’un des cadets à qui Poincaré vouait une clandestine confiance. Républicain mineur, je le fus encore davantage quand Louis Barthou eut fait voter le service militaire.

On a oublié cette révolte des gauches qui de 1913 à 1914 mobilisa tous les coups de gueule. Je reçus le baptême des insultes en ce temps-là. « Vous vous en foutez de la guerre, vous, parce que vous êtes député et réformé.8 » Et L’Internationale retentissait comme le chant du pacifisme. Je fus réélu avec une moindre majorité contre le socialiste qui m’était affecté, le brave Doizié, avec lequel j’échangeai les horions indispensables.

Bien entendu, les pacifistes se révélèrent d’ardents soldats. Persistait seulement une humeur hostile à Poincaré. Il avait fait en 1913 une large tournée touristique en Limousin et en Quercy. Sa connaissance du Baedecker9 avait étonné les populations sans les dérider. Un maire du Haut -Quercy sortant d’un banquet offert au Président de la République10 dans la salle capitulaire du Château de Montal avait dit à ses amis : « Cet homme-là me fait peur : il annonce la guerre. » Ce bruit répandu on ne sait comment alimenta une sournoise hostilité rurale ; mais Cahors dans sa totale unanimité fut jusqu’au-boutiste et optimiste. Trop optimiste à mon gré en septembre 1914 ! Je heurtai le sentiment public en avertissant que la lutte serait longue.

La masse en guerre n’admet les raisonnements d’aucune sagesse. D’ailleurs, il n’existe pas de sagesse valable durant la guerre. Il faut non pas même des slogans, mais des cris. Le patriotisme ne supporte les discours qu’avec la brusque concision de Clémenceau. Les deux ministères auxquels j’appartins en 1917, celui de M. Ribot et celui de Painlevé, remplirent leur tâche mais ne parvinrent pas à faire claquer les phrases comme des drapeaux.

Dans le Lot, la grande affaire ce fut le procès Malvy11. Louis-Jean n’était pas seulement l’enfant chéri des républicains du Lot : il était président du conseil général et le meneur apparent du département. Je refusai de lui succéder et cédai le pas à son père qui, je dois l’avouer, ne me sut aucun gré de cet acte de déférence. Je pris l’emploi en juillet 1919 pour le conserver jusqu’à ce que le maréchal Pétain eût la fantaisie saugrenue d’abolir les assemblées départementales – 1919-1941 : à l’ancienneté je n’ai pas de compétiteur dans l’histoire du Lot. Comme burgrave, je suis le plus qualifié, encore que je ne me sente pas de goût pour la solennité de ce rôle.

En 1919 j’étais d’âge à faire un sénateur, mais ne songeais point à cette mutation, que la généralité considérait comme un avancement. J’ai eu cet avancement dans la suite d’un échec. Le 16 novembre 1919 nous fûmes battus mes collègues et moi – mes collègues c’est-à-dire Louis Bécays, député de Figeac, et Armand Bouat, commerçant parisien, ami du sénateur Loubet qui devait représenter Figeac de 1924 à 1929. Nos vainqueurs étaient Louis Delport, Émile Delmas et le prince Murat, un paysan, un poilu et un seigneur, un seigneur sans façons qui ne demandait qu’à prendre les mœurs populaires de son lointain aïeul l’aubergiste. C’était une liste ingénieuse qui associait ces disparates.

Le chef populaire c’était le soi-disant paysan, un madré bonhomme qui était président de la Confédération nationale des planteurs de tabac, un démagogue candide qui croyait labourer en parlant et répétait avantageusement aux braves gars en blouse « Je suis des vôtres », bien qu’il appartînt à une vieille et authentique bourgeoisie. Il était inaccessible à la contradiction : à qui l’interrogeait sur l’école laïque, il répondait « Je ne suis pas un politicien » ou « Je ne fais pas de politique » et des bravos ratifiaient cette fière obscurité. Il persuadait son auditoire terrien qu’il arriverait à la Chambre pour y faire régner la terreur du bon sens. Les prêtres le soutenaient parce qu’il allait aux offices, les hobereaux parce qu’ils l’admiraient d’être populaire, nul ne le combattait vivement parce qu’il était cordial et d’une ignorance ingénue. « Je suis aussi socialiste que vous », lançait-il à Armand Charpentier12 qui doctrinait un marxisme fort édulcoré.

Quand je me remémore les traits de Louis Delport13 l’agraire, c’est avec un sentiment qui n’exclut pas l’admiration. Car ce faux paysan qui n’était ni sot ni méchant trouva une formule pour émouvoir et entraîner la classe des petits propriétaires terriens, utiliser en les groupant les passions dénigrantes du village, son hostilité à l’égard de l’idéologie. Ce Louis Delport méritait d’être romancé. Il ne l’a pas été. Dommage !

Sa campagne de novembre 1919 fut facilitée par un mouvement d’antipathie généralisée à l’égard des députés sortants. La consigne était : « Sus aux sortants ! ». De temps à autre l’électeur français a des crises d’antiparlementarisme en forme de phobie. Soudain il ne veut plus entendre parler des hommes dont il a trop entendu parler : il brise joyeusement ses idoles d’arrondissement. Les services rendus aux personnes et aux collectivités sont reprochés comme des actes de corruption. Les obligés de l’élu liquident leur dette dans une manière d’émancipation.

Une guerre offre une occasion de choix pour cette élimination des anciens, qui après tout, sont responsables des deuils puisqu’ils étaient au pouvoir quand on entra dans la bataille. Peu importe leur position antérieure. Bécays14 niait le risque de guerre en juillet 1914, moi je le dénonçais. Mais le public n’établissait point de discrimination. Arrière les anciens ! L’exécution se décida silencieusement.

Il n’y eut qu’une accusation explicite contre nous. Le bruit se répandit un jour que nous n’avions pas voté l’allocation des 5 sous aux poilus. C’était la plus évidente des calomnies, le vote dont il s’agit ayant été acquis à mains levées, sans débat ni scrutin. Je haussai sottement les épaules. La rumeur s’enfla, gagna toutes les campagnes. Les combattants qui se groupaient en associations furent entraînés dans la réprobation qui nous enveloppa.

Cette botte quasiment secrète avait été inventée par un gentil garçon, blessé de guerre, le lieutenant Canon, qui servait de conseil technique au prince Murat et qui incontestablement avait un génie de truqueur. À cause de ce Canon, j’ai gardé un définitif scepticisme dans les affaires électorales. À quoi bon travailler, réaliser, s’efforcer pour le bien public ? Une billevesée vous renversera si elle est opportunément utilisée.

Divers griefs particuliers s’ajoutaient à l’animadversion à laquelle je participais comme sortant. Les radicaux me tenaient en suspicion parce que j’avais proposé le rétablissement de nos relations diplomatiques avec le Saint-Siège. Ils ne pouvaient admettre que ce projet fût inspiré par le souci de notre prestige : ils y voyaient une menace à la laïcité, une concession au cléricalisme. Les cléricaux, de leur côté, m’imputaient d’user du pape pour gêner l’évêque. Ils m’avaient demandé mon adhésion à la R. P. scolaire15 : je l’avais refusée. Cela seul dictait leur attitude. Le clergé me combattait avec une âpreté singulière comme s’il entendait se venger de la prétendue ruse dont il se plaignait. Je devais persister pendant six ans à défendre ma thèse qui triompha en avril 1925. Mais, en novembre 1919, j’avais réussi à coaliser les énergumènes de l’anticléricalisme et du cléricalisme pour me punir d’une anticipation de clairvoyance.

Pareillement j’étais coincé entre antimalvystes et malvystes. Les uns ne parvenaient pas à m’arracher une parole qui fût un désaveu du condamné de la Haute Cour : je croyais à son innocence et ne dissimulais point ma conviction. Mais les autres, amis nostalgiques de l’exilé, ne me pardonnaient pas d’avoir pu faire liste sans lui. Souillac me boudait et le vieux papa Malvy qui pleurait furieusement l’absent, donnait ses voix aux socialistes pour ne pas favoriser en moi un usurpateur. À 700 voix, malgré le panachage, j’échouai devant Delport, Delmas et le prince. On fut surpris, plus surpris que moi. Ce fonctionnement de la représentation proportionnelle déconcertait les praticiens du suffrage. Mon échec individuel n’avait pas été prévu ; moi seul le pressentais obscurément. « Compte profits et pertes. Vie à recommencer. » Je pris le premier train du matin le 17 novembre 1919 pour revêtir ma robe et faire mon métier. Sur le quai de la gare enneigée, des visages tendus vers moi m’apportaient le viatique d’une affection. Je m’en allai enrichi de cette vision, amusé par les perspectives d’une existence à recommencer, assez satisfait de supporter aussi gaillardement une épreuve aussi rude.

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Vialolles16. Mais je n’étais plus tout à fait libre d’abandonner le Lot auquel trop de liens humains m’attachaient et où j’avais pris domicile dans d’assez étranges conditions.
En 1917, un de mes amis, Léon Terret, négociant à Bordeaux, m’avait persuadé que nous devions répondre à l’appel du gouvernement et prendre en charge une propriété abandonnée pour lui faire produire son tribut. Nous achetâmes donc de compte à demi un domaine appartenant à la comtesse Murat et que gérait de loin, de très loin, Louis Pons, l’as des experts comptables à la Cour de Paris. Ce domaine de Vialolles est immense : il comprend quelques 700 hectares dont 100 arables, le surplus étant composé de bois taillis et de pâturages maigres pour moutons. Nous payâmes 220 000 francs cette terre au milieu de laquelle s’élève un chalet baroque. Léon Terret, qui avait passé le contrat en son nom, se désintéressa assez vite de l’exploitation que je lui rachetai, payant ainsi deux fois les droits d’enregistrement – ce qui marquait une malfaçon initiale de gestion. J’en ai encore bien d’autres à mon débit, puisqu’ après vingt-neuf ans mon budget agraire n’a jamais atteint le point d’équilibre.

Mais, tout compte fait, je ne regrette rien. Hormis quelques voyages à l’étranger, toutes mes vacances se sont passées sur cette colline où la fantaisie d’un Murat érigea le plus étrange habitat. Ce Murat surnommé Chichine avait été logé là par un père las de régler ses prodigalités parisiennes. Il avait chargé un entrepreneur de lui construire un pavillon de chasse de format réduit : on raconte aux environs que l’entrepreneur ayant une ravissante fille, Chichine s’en amouracha et ajouta au projet primitif pour prolonger le séjour de la beauté qu’il chérissait. D’où la bizarrerie de ce bâtiment en bois dont les proportions offensent l’esthétique, qui a l’aspect d’un caravansérail syrien ou d’un sanatorium suisse, mais dont la disposition intérieure est à l’usage commode pour la réception ou la retraite. Les malveillants qualifient de château cette maison dépourvue de tout luxe autre qu’un énorme billard dont le drap troué n’autorise plus de carambolage. Tant de solliciteurs ou de visiteurs sont venus là qu’il n’est plus possible de vanter les splendeurs de ces lieux sans soulever une sincère risée.

Tel quel, j’ai élu Vialolles, son paysage gris cendré, ses petits chênes modestes, ses pierrailles, son herbe rare et les moutons héroïques qui se nourrissent dans ce désert. L’air qu’on respire à cette altitude de 300 ou 400 mètres est léger, mais tonique. Cet air et la jolie lumière des Causses suffiraient à doter d’un charme le silence de cette demeure que troublent seulement les sonnailles des troupeaux et le chant des rossignols au printemps. Je disposais d’un rossignol par hectare, selon une évaluation assez approximative. Beaucoup d’éperviers, de corbeaux, de grands ducs et dans les bois beaucoup de renards roux composaient une faune sauvage alentour. Parfois des sangliers enhardis par l’absence de chasseurs s’aventuraient jusqu’aux abords du chalet. Ce laisser-aller des choses et des bêtes met une plaisance sauvage dans cette thébaïde approvisionnée de livres où j’écrivais devant l’âtre. L’agriculture ne m’a pas absorbé là-haut. J’ai honte d’avoir pratiqué une si constante indolence. Mes moutons n’obtenaient point de primes aux concours régionaux. Sous le prétexte que je me défendais mal et qu’à Paris je devais gagner gros, j’ai subi les petites exactions par lesquelles l’exploitant direct témoigne son mépris au propriétaire maladroit. Ma propriété ne m’a rapporté ni argent ni considération agraire. Je suis un prodigue invétéré. Fils d’une maman qui soignait bien ses vignes, j’ai dérogé et ne m’en flatte point.

Mais Vialolles aura été un refuge cordial pour moi et tous ceux que j’ai accueillis d’année en année. La liste des hôtes serait difficile à reconstituer, passants de toutes origines, sinon de toutes nationalités, de toutes opinions ou confessions, jusqu’à cette admirable artiste juive, Sunia Lipdka17, qui après un séjour de quelques mois m’a laissé un banc de pierre orné d’un mouton symbolique, le tout construit avec les cailloux de cette terre revêche. D’étonnants réfugiés ont été abrités dans ce gîte soustrait aux indiscrétions : le général Jouinot-Gambetta, le vainqueur d’Uskub, un secrétaire de la F.A.I18. espagnole, mon cher Dimitri Navachine19 assassiné en 1937, le R.P. Théry20, des frères prêcheurs, le plus parfait historien du xe siècle, divers proscrits dont je tais les noms pour ne point les compromettre rétrospectivement. La cachette est bonne et douce. Ma renommée de désordre a été renforcée par l’administration de mon domaine et de mon hospitalité. Mais je ne me repens point d’avoir vécu librement, avec pour compagnon un cheval quadragénaire qui continua jusqu’à sa mort récente, à l’instar de son maître, de répudier toute discipline.

Je n’ai dû à ma qualité de propriétaire terrien qu’un avantage bien éphémère sur le paysantissime Delport un jour de novembre 1919 où je le rencontrai dans un préau d’école. Comme il en appelait à la reconnaissance des planteurs de tabac, je lui rappelai que la loi réglementant le prix du tabac indigène avait été rédigée et défendue par moi, qu’en définitive il se parait de mes plumes et retournait contre moi l’œuvre dont il m’était redevable. Delport, qui ne s’arrêtait point aux objections, répliqua qu’il était, lui, un planteur tandis que j’appartenais à la détestable catégorie des avocats. « Planteur, m’écriai-je, je le suis autant que vous. Dites seulement combien de pieds vous plantez. Moi, tant ! » Je savais de la veille le chiffre qui m’était fixé par la Régie et je me servais de ma science toute fraîche. « Oui, Delport, dites combien vous plantez de pieds. » Il ne savait pas ; ce tribun des foires que ne déconcertait aucune question resta coi devant cette interrogation insignifiante et l’auditoire par exception chahuta son héros. Mais je ne devins pas pour si peu un agriculteur au regard de mes voisins qui mesuraient mon incompétence à mon déficit.

En vérité, si l’amour exige le désintéressement, j’ai témoigné un incomparable amour à cette « folie » qu’a constituée ma vaine terre de Vialolles.

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Après ma défaite aux élections du 16 novembre 1919, j’ai été populaire pour la première et unique fois. Le bon peuple de Cahors a un arrière-fond de tendresse. Il éprouvait le regret de mon soudain éloignement. Quand on lui proposa de me ramener en m’offrant la mairie, il se produisit un rassemblement original des républicains et des socialistes qui ne se recommandait d’aucun exemple : le cartel, bientôt généralisé en France, se créa d’abord en vue des élections municipales du 30 novembre 1919 à Cahors. Parmi tant d’autres inventions que je pourrais revendiquer, celle du cartel n’est pas la moins originale. Mais, au vrai, je trouvai tout fait l’accord dont je devais bénéficier, quand je rentrai quelques jours après mon exode, rappelé par d’impérieuses sollicitations.

Une réunion publique triomphale assura l’élection de la liste tout entière que je présidai. C’est ainsi que je fus maire de Cahors en décembre 1919 à la place du Docteur Pierre Darquier21 qui avait occupé le poste de 1905 à 1919 et se retirait à Neuilly pour y faire de la clientèle. Pierre Darquier était un radical du type ancien, du type Léon Bourgeois fort acceptable pour les modérés.

De ses trois fils le cadet – vrai cadet de Gascogne – Louis Darquier dit de Pellepoix, a fait au nom paternel une publicité tumultueuse. Mais les Darquier représentaient une continuité paisible d’honneur et de bienfaisance. On appelait le Docteur Pierre Darquier « Pierre » ou « notre Pierre ». Moi, ce sont mes adversaires qui m’appelaient Anatole et pensaient m’accabler par ce dérisoire prénom. Mais ces taquineries ne commencèrent que plus tard.

J’ai d’abord débuté par une période d’idylle municipale. Je ne soupçonnai pas auparavant le charme de l’édilité. Dans la plupart des charges la satisfaction d’aboutir nous est refusée. Au gouvernement la tâche que nous ébauchons passe vivement à un autre ; je salue la coopération intellectuelle qui s’organise à Londres et s’installera à Paris, mais je m’abstiens de rappeler que j’ai défendu et fait voter en 1925 le principe de cette institution, comme ministre de l’Instruction publique. Sénateur ou député, il advient rarement qu’une loi soit placée sous l’invocation de qui la propose : au mieux une citation dans le recueil Dalloz conserve la trace de votre initiative parlementaire. Assez souvent le public transfère au compte d’un tiers plus notoire la reconnaissance peut-être due à vos propres efforts. Je me suis plaint d’un détournement de bénédiction quand Briand22 fut remercié pour avoir rétabli nos relations avec le Saint-Siège : j’ai eu tort. Notre fantaisie nationale se plaît à mettre du désordre jusque dans la gratitude, comme il parut quand M. Gaston Doumergue fut conduit à l’Élysée par les catholiques malgré son anticléricalisme, mais à cause de son sourire.

Par contre, un maire a la joie d’édifier. Quand les hommes l’oublieront, les œuvres témoigneront en sa faveur. Ses réalisations le contentent à défaut des acclamations. De 1919 à 1925, j’ai accumulé allègrement ces réalisations heureuses. Au terme de mon mandat je résumai dans un film l’accomplissement de mon programme municipal. Ce compte-rendu manquait d’images. Il prouvait ma parfaite ingénuité : je croyais encore à la vertu démocratique des bilans.

Peu importe, j’ai eu la gloire intime d’un jardinier qui s’enorgueillit de ses arbres bien taillés, de ses parterres bien fleuris et par d’adroites tractations élargit le domaine de son enchantement. Je mendiai pour l’accroissement de Cahors : je ramassai des statues, des tableaux, des crédits. Cette collecte d’art a duré vingt-deux ans. Des commandes d’État étaient par mes soins destinées ou affectées à Cahors : c’est ainsi que Les Vendanges d’Henri Martin ornent l’escalier de la Préfecture du Lot et que la plus belle grille de Subes23, face au portail de la cathédrale, clôt le domaine de notre dernier seigneur, le préfet.

Le difficile en cette matière d’esthétique urbaine est de faire accepter par la population les cadeaux qui lui sont faits. Dans certains cas elle manifeste par des quolibets sa désapprobation. Quand j’érigeai devant la gare un centaure du charmant animalier Louis de Monard24, les loustics qui descendaient du train s’exclamèrent qu’ils n’avaient point vu un si drôle d’animal et répudièrent toute mythologie. Il fallut de l’accoutumance pour que mon centaure eût droit de cité.

Je mis des années à établir une entente entre les associations d’anciens combattants pour le choix du monument commémoratif de la guerre ; je cédai sur ces choix aux préférences des associations. La politique entrait pour une faible part dans mes activités cadurciennes. Mes collègues socialistes déposaient de temps à autre une motion flamboyante dont j’éteignais la flamme afin d’aboutir au vote unanime d’un texte qui traduisait notre volonté commune d’avancement social.

La manifestation exceptionnelle à laquelle je me livrai à mon retour de Russie en 1923 ce fut pour raconter et commenter mon voyage en U.R.S.S.

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Ce voyage avait été fort contesté par les militants d’extrême-gauche, non pas en raison de la sympathique curiosité qu’il décelait, mais parce qu’il me fournissait, disait-on, un alibi, un motif, une excuse pour ne pas assister aux fêtes organisées en l’honneur de Louis-Jean Malvy qui rentrait d’Espagne.

Je précise ce récit pour lui conférer sa vraisemblance. Louis-Jean Malvy dans l’exil avait figure de demi-dieu des démocrates. L’injustice de la Haute Cour avait mobilisé toutes les ferveurs républicaines assoupies depuis 1914. Il était l’enfant chéri du Lot et le martyr de la cause, tout concordait à lui faire auréole. Les vieux évoquaient la gentilhommerie de M. de Verninac, son beau-père, fondateur de la République en Quercy, réplique d’ Omer Sarraut dans l’Aude. Ses camarades de lycée lui savaient gré de conserver dans les fastes du pouvoir les goûts de manille et de poker qu’ils partageaient au Lafayette à Toulouse. Nulle velléité de commandement ! Nulle morgue chez cet amateur de pêche en Dordogne ! Victime courtoise, il avait sur le capitaine Dreyfus la double supériorité d’une jolie figure et d’une figure de chez nous.

Mon absence aux fêtes Malvy parut une inconvenance, pis encore une ruse, une trahison larvée. Sans doute s’agissait-il de ménager la réaction. « Monzie, glosaient les notables, l’œil plissé, s’est fait avec le pape un tort qu’il prétend réparer. Il adopte avec Moscou une attitude de compensation, Rome et Moscou, la droite et l’extrême-gauche, le blanc et le rouge ! L’homme est trop habile pour inspirer confiance. » Cette version fut largement répandue. Ma réputation imméritée d’adresse intellectuelle s’en accrût à mon dommage.

Au Sénat j’étais suspect pour avoir défendu Caillaux25, obtenu de la Haute Cour qu’elle se déclarât incompétente dans le procès des communistes (Cachin, Péri26) et argumenté pour la sauvegarde d’une ambassade au Vatican dont j’avais évité d’être le titulaire quand Paul Deschanel me la proposa. Enfin j’avais irrité Poincaré en m’opposant à cette occupation de la Ruhr qui procédait de la jactance.

Mais ces considérations de haute politique, localement, avaient peu d’effet nocif. On m’écouta parler de Lénine sans s’émouvoir, c’était une manière de récréation littéraire qu’autorisait l’indulgence de Cahors. « Toujours paradoxal ! » murmuraient à la sortie quelques grincheux que j’identifiai parmi les récents néophytes du communisme, révolutionnaires à la suite dont l’audace répudie les démarches solitaires.

Je commençai à Cahors dans le cinéma municipalisé une campagne de conférences qui devait aboutir à la reconnaissance du gouvernement des Soviets en octobre 1924. Par une coquetterie d’affection, j’avais tenu à placer sous le signe de la petite ville que j’administrais cette entreprise d’importance nationale.

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Les amis qui me firent maire de Cahors en novembre 1919 pensaient m’offrir un moyen d’accéder au Sénat suivant les règles hiérarchiques. Je me suis lassé assez étourdiment du Sénat, la meilleure des assemblées, que je trouvais ennuyeuse sous la présidence morose de Doumergue et de Doumer. Avec Lebrun27 et Jeanneney28 l’idée de déserter le Luxembourg ne se serait pas imposée à mon esprit. J’ai donc été élu et réélu sans difficultés sénateur du Lot selon le vœu de mes protecteurs cadurciens.

Mais contrairement à leurs prévisions, je ne me suis pas fatigué de mon mandat municipal, que je devais exercer quelques semaines, que j’ai exercé vingt-deux ans, jusqu’au jour où la tyrannie d’un préfet de Vichy a excédé ma patience.29

En 1925, le renouvellement électoral s’opéra dans un climat de confiance totale. J’étais ministre du cabinet Painlevé, cabinet de détente. Un désir d’harmonie, d’apaisement présidait à toutes les élections. Je fus réinvesti de mon écharpe en toute cordialité : mes collègues socialistes ne bronchaient pas. À peine quelques scissions se produisaient-elles entre adjoints. Tous d’accord avec leur maire, ils démissionnaient volontiers pour des querelles intestines.

Mais je n’eus à surmonter de vraies difficultés qu’après 1925 et pour deux motifs différents. Je fis partie du gouvernement jusqu’en juillet 1926 et délaissai involontairement ma mairie. Les électeurs municipaux préfèrent naturellement un maire présent à un maire ministre. L’usure de Paris se communique à la province. Je ne dénombrerai pas les crises ministérielles trop fréquentes des années 1925 et 1926. Successivement ministre de la Justice et des Travaux publics, je donnai l’impression d’instabilité personnelle. La bagarre financière de juillet 1926 où je gaspillai du donquichottisme amoindrit mon autorité dans cette ville qui m’avait ouvert un si large crédit de revanche.

Dans le même temps, je m’attardais aux délices de Saint-Céré dont j’étais le conseiller général élu et réélu depuis 1919. Je relate ma vie quercynoise sur le mode sentimental parce qu’en effet elle fut tissée de sentimentalité. Quand je renonçai au canton de Castelnau-Montratier, j’exprimai le souhait de représenter celui de Saint-Céré. Louis Murat, qui était conseiller général de Saint-Céré, s’effaça avec la meilleure grâce et me présenta dans les communes où il n’avait point d’ennemis. J’eus trois parrains : Louis Murat mon prédécesseur, Philippe Castanié mon conseiller d’arrondissement et Jean Bastit mon actuel successeur. Deux sur trois sont morts : le troisième, Bastit, m’a confirmé dans toutes les épreuves une amitié sans défaillance.

Louis Murat était une perfection morale, le moins capricieux des amis. Mais Philippe Castanié était le plus pittoresque des citoyens, le plus enthousiaste, le plus fantasque. Photographe à Aurillac, adjoint au maire de ce chef-lieu, son rêve était d’administrer sa ville natale Saint-Céré, d’en publier les beautés, de convoquer l’univers aux pieds des tours de Saint-Laurent. L’emphase n’était pas dans son langage mais dans son cœur. Maire en novembre 1919, il m’associait en décembre à son ambition locale.

« Mais vous devez avoir un gîte parmi nous ! » et je pris gîte comme il le souhaitait en achetant, à Saint-Jean-Lespinasse, à deux kilomètres de Saint-Céré, une demeure que de vaniteux propriétaires avaient alourdie de tourelles. Ayant vendu ma maison de Castelnau-Montratier j’appliquai le produit de cette vente à l’acquisition de Rèvery, propriété d’une sœur de curé qui dans le passé abrita les cadets de Montal. Murat, Castanié et Bastit m’avaient accompagné dans ma visite à Rèvery : ils me conseillaient de discuter le prix et de réfléchir avant de conclure le marché. Je ne crois au coup de foudre que pour les immeubles. Je passai contrat sur le champ et m’épris de cette quasi-ruine.

« J’abattrai les poivrières, je rendrai à cette demeure discrète toute sa simplicité méconnue. Les murs suintent : on les enduira de je ne sais quoi pour avoir une atmosphère saine, le grenier, je le transformerai à l’instar de tels appartements de Montal vêtus de bois. » Je fus amoureux et architecte dans le même instant. Et vers 1937 ou 1938 je pouvais considérer que j’avais tenu ma promesse envers ces pierres restaurées dans leur noblesse séculaire.

Comme bagage accompagné, des livres, des tableaux, voire des bronzes s’acheminèrent à chacun de mes voyages de Paris à Saint-Céré. Je n’ai guère fréquenté une ville de France ou de l’étranger sans y découvrir quelque objet utilisable à Rèvery. Ce parapluie de toile gommée payé vingt lires à Florence appartient à la paysannerie toscane. Une collection de lampes rustiques accumule des cuivres de toutes origines. Ce mode d’ameublement à l’aventure ne conviendrait pas à un « ensemblier » soucieux de l’unité de style. Mais je voulais une maison qui dans son décor composite sût le caractère irrégulier de ma libre existence.

Elle me plaisait ainsi et plaisait aux tout-venants qui s’arrêtaient à ce relais. Une nappe me tenait lieu de livre d’or : une signature au crayon fixée au fil attestait la venue des plus différents des hommes. Voici Henri Torrès30 avec Émile Buré31, Pierre Mac Orlan, Roland Dorgelès, Jacques Deval32, Louis Gillet33, Auguste Perret34, André Malraux et puis des Russes, beaucoup de Russes, dont la plupart fréquentèrent Rèvery durant le cours des négociations franco-soviétiques qu’interrompit si fâcheusement une mauvaise humeur de Poincaré. Christian Rakovski, ambassadeur de l’U.R.S.S., camarade de ma jeunesse, passa son dernier soir de France sous l’abri de cette cheminée, tandis que ma chère vieille bonne Noémi s’attendrissait à voir repartir dans la nuit cet hôte promis à d’autres risques.

* * *

Rèvery – de 1925 à 1931– a bien servi au renom touristique de Saint-Céré, moins d’ailleurs que Pierre Benoît. L’auteur d’Alberte et du Déjeuner de Sousceyrac a plus fait pour la connaissance du Haut-Quercy que des millions de tracts et d’affiches. Venu en 1925 sur mes indications, il aura été le plus utile des agents de réclame. Le banquet de 1931 qui fêta son élection à l’Académie française acheva de drainer une aristocratie d’oisifs vers ce pays viscontin qui semblait se reposer dans l’oubli des fastes de son passé.

Mon pire tracas fut de collaborer avec Castagné et Bastit qui s’étaient brouillés, l’un restant conseiller d’arrondissement, l’autre occupant la mairie. J’étais résolu à ne me séparer ni de l’un ni de l’autre et à poursuivre ma tâche d’embellisseur avec le concours des deux précieux rivaux. Avec Castanié j’élevai une statue à Bourseul, « inventeur français du téléphone » : la souscription ouverte à cette fin eut dans la corporation postale un si grand succès que nous eûmes de quoi restaurer une place et un édifice communal. Avec Jean Bastit j’ai réussi une combinaison permettant d’installer l’Hôtel des Postes dans une maison patricienne, chef-d’œuvre du XVIIIe siècle. C’est fort sot de ma part mais je ressens une joie vaniteuse en contemplant ce palais des P.T.T. à Saint-Céré. Pourquoi ne pas réquisitionner avant qu’ils ne disparaissent faute de soins les vestiges de nos richesses immobilières pour les adapter aux besoins des services publics ?

* * *

Ces plaisirs me détournèrent inopportunément de ma mairie cadurcienne alors qu’une affaire compromettait toute notre situation municipale : l’affaire des compteurs à eau.

Cahors s’alimentait en eau potable à la Fontaine des Chartreux proche du pont Valentré, fontaine charmante d’aspect mais capricieuse de débit. Chaque été, le quartier haut de la ville se voyait privé d’eau. On recourait au zèle du chef mécanicien Grallet qui, pendant quelque quarante ans, fut notre magicien officiel. C’était un petit homme barbu, au parler mystérieux, qui dans son château d’eau multipliait les prouesses pour un impossible approvisionnement. Les maraîchers de la plaine dépensaient l’eau sans retenue puisqu’elle était gratuite cependant que les habitants des rues avoisinant la Barbacane et la Tour du pape Jean XXII subissaient le rationnement des grandes chaleurs. Il fallait refaire notre canalisation et pour éviter le gaspillage établir un système de compteurs à eau, ce système qui fonctionne un peu partout en France.

Nous n’avions pas mesuré les résistances de la coutume séculaire. Un tollé général s’éleva devant cette menace. Des meetings eurent lieu sur ce seul thème « à bas les compteurs à eau ! ». L’un de mes collègues socialistes, Edmond Holzer, qui avait le goût de l’outrance, s’empara de l’opinion locale grâce à ses véhéments plaidoyers pour l’eau gratuite. Une fraternisation des non-payants engloba presque toute la population. À la voix d’Holzer des ouvriers défilaient en criant « Vive la révolution sociale ! À bas les compteurs ! »

Tous ces cris s’apaisèrent quand vint la sécheresse et que les bienfaits du système furent évidents. Mais nous avions été malmenés et dissociés. Edmond Holzer restait prisonnier de son éloquence. Le charme était rompu, sinon le cartel.

Cette rupture eut pour conséquence l’échec aux élections cantonales de 1923 du premier adjoint, M. Albert Tassart35, qui m’assistait depuis 1919. Son tombeur, M. Abel Miquel36, était un jeune Parisien, membre actif du Parti radical, qui dans la paix avait de l’entregent et de la bravoure dans la guerre. Capitaine après 1919, colonel en 1944, dans le civil comme dans le militaire il entraîna bien des troupes. Contre moi il ne nourrissait aucun mauvais sentiment : en 1928, candidat aux Batignolles, il m’avait prié de le cautionner publiquement et j’avais répondu à son appel. Mais enhardi par son succès cantonal, il décida de me livrer assaut avec l’appoint des radicaux qu’il prétendait galvaniser.

Une Fédération radicale et radicale socialiste fut créée dont il reçut la présidence, drôle de fédération qui ne comprenait qu’un groupe, celui de Cahors ! Le mot suffisait, le Parti radical existait désormais, son existence permettait à mes socialistes de me lâcher pour des raisons de doctrine.

« Considérant, édictèrent mes lâcheurs, que l’accord conclu en 1919 et renouvelé entre 1924 avec le sénateur maire de Cahors est devenu caduc37 en raison de la constitution à Cahors d’une Fédération radicale socialiste… »

Rien de plus : à l’abri de cette hypocrite formule, dix ans de collaboration sans trouble s’abolissaient. Les collaborateurs de la veille prenaient position d’adversaires, sinon d’ennemis. Bien entendu, l’opération se couvrait de Louis-Jean Malvy, lequel n’encourageait ni ne décourageait cette vilenie. J’ai appris beaucoup plus tard que les socialistes cadurciens avaient exploité Malvy en obtenant des mensualités d’un étonnant mécène du radicalisme, ce Dufrenne38 dont la mort crapuleuse a défrayé la chronique du vice. Dufrenne, émule médiocre de Jean Lorrain, ne se souciait guère du Lot et de ses intrigues électorales ; il subventionnait par bonhomie et veulerie n’importe qui pour n’importe quoi. N’empêche que cette intervention du music-hall dans la vie cadurcienne m’a singulièrement gêné durant ces semaines de 1929 où notre effort a été en grave péril.

Que d’affiches ! Que de puérils outrages ! Miquel me traitait d’aristocrate, je le traitais de ploutocrate. J’ai honte de ces misères et de l’importance que leur conférèrent mes piteuses alarmes. Les pronostics hésitaient. Les hameaux cédaient à l’intensité de la propagande. Miquel tenait de la Bourse des valeurs une bonne technique de haussier. Les miens se démenaient peureusement.

Enfin le dernier soir avant le scrutin s’annonça comme un match de boxe. Les banlieusards à pied ou en carriole affluaient aux abords de la salle du meeting amplement pourvue de micros. À onze heures la décision ne faisait plus doute. Mon concurrent ayant mal placé ses coups, ma riposte emporta l’applaudissement et le lendemain nous eûmes encore nos 27 élus. Ce fut l’apogée de ma carrière municipale. La plupart des électeurs que Miquel avait distraits de moi se rallièrent à notre amitié qui exclut la rancune : mais les socialistes s’entêtèrent dans une bouderie d’opposition qui, en se prolongeant, se transforma en hostilité. M’ayant abandonné, ils ne me pardonnaient point de vivre sans eux. Le plus vif de ces adversaires, Edmond Holzer, m’a donné en mourant le témoignage de confiance définitive, au-dessus, au-delà de nos lilliputiennes disputes. Il savait et je savais que l’essentiel de nos êtres n’était pas engagé dans ces contestations verbales. En cas d’urgence chacun pouvait recourir à l’autre. La férocité ne date pas du temps où régnait la goguenardise d’André Tardieu.39

* * *

1929. Le député de Figeac Armand Bouat, élu en 1924, réélu en 1928, mourut à la fin de l’été 1929. Je souhaitai le remplacer pour rentrer au Palais Bourbon. Le grand électeur de cette circonscription était depuis plus de trente ans Joseph Loubet40, sénateur du Lot, ancien questeur du Sénat, mon ami. Avoué à Figeac, puis conseiller municipal, conseiller général depuis 1906, cet homme excellent avait professionnellement connu, assisté ou contredit la grande majorité des électeurs. Il avait été le confident, le soutien de presque toutes les familles. Il avait sollicité jour par jour en faveur des futurs fonctionnaires ou des candidats aux pensions. On le savait sans humeur et sans refus. Aux temps héroïques de la laïcité il avait subi sans broncher les menaces et les outrages, encore qu’il fût de tempérament placide et peu disposé aux bagarres. Sa caution tenait lieu de programme.

Loubet m’accompagna donc à travers les communes de l’arrondissement. Il écouta mes quelque cent trente conférences et m’enseigna les particularités de chaque canton qu’illustraient les anecdotes locales dont il détenait un inépuisable stock. La psychologie du Figeacois s’apparente à celle du Rouergat : le peuple étant ici laborieux, rude au labeur, volontiers défiant, il a peu de caprices, des passions contenues, de la fidélité dans ses choix. J’eus l’impression d’être élu sur facture de Loubet, élu à l’essai – sans plus. Et je me promis de pénétrer plus avant dans des cœurs entrouverts.

Chaque mois, à la foire du 15, je me rendis à Figeac participer à la réception mensuelle de Loubet. Chaque mois, de 9 heures du matin à 18 heures, je notai des réclamations, je délivrai des recommandations de compte à demi avec mon collègue, protecteur et parrain dont la patience m’émerveillait. Le minuscule cabinet où nous siégions était situé au fond d’un jardin qui avait l’air d’un presbytère et dans lequel stationnaient les visiteurs. Je n’ai pas appris le patois ; je n’ai pas le don des langues. Loubet faisait office d’interprète. Il pratiquait l’art de la conversation paysanne et sur un prélude très lent savait établir un colloque brusqué. Sa courtoisie envers les pauvres ne se lassait point. Court de taille, épais de taille, il avait avec l’âge et le Sénat pris l’aspect physique de moine de fabliaux ; au moral, c’était un saint arrondissementier. Il y avait de la dévotion, voire de la superstition dans le sentiment qui ramenait de mois en mois les mêmes braves bougres et bougresses vers ce rendez-vous de prières intéressées qu’entretenait sa parfaite bonhomie.

Je payai mon écot de député en réalisations. L’équipement départemental n’était pas seulement affaire de technique et de finance : il exige une répartition géographique satisfaisante. Le réseau d’autobus départementaux, la construction des chemins ruraux subventionnés, la généralisation du téléphone et de l’électricité ont été par moi adaptés à cette règle d’équité dont Loubet était le vigilant mainteneur. Comme ces travaux perdent leur prix de bienfaisance publique à mesure que le progrès matériel se résorbe dans l’habitude des usagers !

Dans la ville même de Figeac, je ne pouvais que me taire. La municipalité présidée par le Docteur Pezet, puis par Loubet, n’eût toléré aucune ingérence. Elle professait un particularisme jaloux de cité médiévale. Bien que son élu, j’étais maire de Cahors et dans l’ordre édilitaire un rival. Cette position de sous-ordre me convenait puisqu’elle dégageait mes disponibilités d’action à Cahors.

* * *

À la vérité, ma besogne cadurcienne a été pour sa majeure part accomplie avant 1929. Le parc de l’Évêché créé par moi l’a été avant cette date de même que la maison maternelle du Peyrat. Notre œuvre hospitalière a toujours été en cours d’amélioration. Mais le plan de l’œuvre a été tracé dès 1919. Pendant vingt-deux ans j’ai apporté le même zèle au développement, à la prospérité de l’hôpital-hospice, institution fondamentale d’une petite ville sans riches.

Dans la gestion de cet hôpital-hospice j’ai découvert d’obscurs et tenaces dévouements. Savez-vous ce qu’est l’ordonnateur de l’hôpital-hospice ? Oui, certes, un contrôleur des dépenses, un vérificateur des comptes, un conseil permanent du directeur, mais aussi le vérificateur des achats, l’intendant des vivres, le garant de la bonne soupe, l’arbitre des conflits de détail, le protecteur des grincheux et des affligés. Dans cette fonction longtemps occupée par un vieil ami, Jules Ressiguier, boucher honoraire qui repoussait les bas morceaux de la table des indigents, M. Paul Garnal41 – cadet de Gascogne de la pharmacie, écrivain technique fort réputé dans sa corporation – a transformé sa fougue naturelle en onction charitable au profit des malades.

Le directeur, Léon Manhiabal, succédait à son père et préparait sa propre succession en initiant un instituteur qui avait déserté l’enseignement pour s’enfermer dans sa tâche hospitalière. Les petites sœurs de Saint-Vincent-de-Paul passaient au milieu de respect dans une atmosphère pure d’intrigues.

Mon appoint personnel fut d’établir une clinique privée mêlée au service chirurgical régulier. Plus tard on critiqua cette invention sous prétexte qu’elle était commode pour le chirurgien. Mais, en attendant, le produit des journées de malades payants accrût les recettes du budget hospitalier et permit de moderniser l’établissement. Un accord avec Saint-Céré prolongea d’un bout à l’autre du département les avantages de cette initiative. Le Docteur Jean Rougier42, dont j’étais le manager passionné et qui depuis quelque temps m’a beaucoup succédé, fut l’artisan heureux de cette utile coordination. Invité à un banquet médical que présidait Jean-Louis Faure, l’illustre chirurgien, je pouvais déclarer sans excès de forfanterie ou de plaisanterie « Je me considère comme médecin adjoint ».

En Quercy les médecins constituent ou ont constitué une classe dirigeante. À l’Assemblée départementale ils détiennent à l’ordinaire avec les pharmaciens et les vétérinaires une majorité. S’il existe encore au chef-lieu de canton un notable43, c’est le praticien qui a généralement de la culture, de l’information, de la sociabilité.

Ses confrères, sous l’influence du Docteur Roger Couderc, s’adonnaient à la bibliophilie et mettaient de la coquetterie dans le style de leurs propos. « Est bourgeois ce qui vit de persuader », édicte Alain. 44Les médecins du Lot en ce sens avaient manières de grands bourgeois persuasifs.

Ceux de Cahors et des environs se retrouvaient dans l’antichambre de la salle de chirurgie ou dans la salle elle-même : là – entre une ablation de sein et un enlèvement d’estomac – ils dissertaient de la conjoncture politique, de la locale plus particulièrement, échangeant pronostics et prophéties, établissant sur toutes choses une moyenne d’opinion qui, répandue, doctrinée par les uns et les autres ferait loi dans la cité. Cette salle de garde a suivi l’évolution de tous les clubs et préparé aux honneurs électifs des praticiens paisibles. Mais le jacobinisme ne s’y introduisit que par surprises – Récentes surprises. Dans le principe ce rassemblement médical offrait de multiples avantages ; il m’approvisionnait de conseils ; mon thermomètre était à l’hôpital. Par ailleurs, l’assentiment préalable des médecins rendait praticables les réformes.

C’est avec cet assentiment que j’entrepris d’ouvrir une maison de la mère dans un bâtiment conventuel désaffecté, grâce aux fonds de concours fournis par des amis ; cette maison du Peyrat ne coûta presque rien à la collectivité cadurcienne et fut agréée par le public sous la forme du silence – seule forme efficace de l’approbation populaire. Je m’excuse de happer un plaisir d’un instant à contempler de la route qui longe le Lot ce monument isolé, refuge d’oiseaux dans une claire futaie au-dessus des eaux changeantes. Je suis payé de mon effort périmé par ce satisfecit des choses.

* * *

Annexe 1

L’extrait suivant en italique, sans titre, sans date (1946-1947 probablement), figure aux pages 366-368 de la biographie de Louis Planté : Un grand seigneur de la politique, Anatole de Monzie (1876-1947), Paris, Raymond Claureuil,1955 :

Plus jeune on défie silencieusement la malveillance anonyme en se flattant de convaincre un à un les détracteurs. On ne mesure pas les forces de l’indifférence ou de l’inattention. C’est à la longue que l’individu s’aperçoit de son impuissance, de son néant au regard des foules. Les foules ne s’attachent qu’à certaines images héroïques, très peu, de moins en moins. Il semble qu’elles se lassent plus vite qu’autrefois. L’usage des abstractions nuit au culte des images. Il faut appartenir à la réforme ou à la contre-réforme sous peine de ne pas intéresser le public…

Par deux fois, j’ai mené des campagnes que désavouaient les pouvoirs établis et l’opinion – quand j’ai obtenu le rétablissement de nos relations avec le Saint-Siège et plus tard quand j’ai négocié la reconnaissance du gouvernement des Soviets. J’eusse été fort embarrassé de recueillir caution de droite ou de gauche. Je me raidissais dans le rôle ibsénien que je me traçais. Je multipliais les conférences, les controverses, les polémiques. Un double résultat fut acquis, mais à mon détriment.

Mon zèle de patriote réaliste apparaissait suspect de complaisance envers le Vatican et envers le Kremlin. Catholiques et communistes s’évertuaient à ignorer sinon à dénigrer cette propagande marginale qui s’écartait de la ligne des uns ou des autres. Les plus bienveillants m’accusaient de paradoxe. Au pis-aller, je devais être un fantaisiste de la raison.

Le fantaisiste, voilà l’ennemi ! Pour le peuple il est sans prix comme le vin sans étiquette. Pour la correcte bourgeoisie, c’est un Monsieur qui contrarie indiscrètement la mode par la singularité de ses cravates ou de ses propositions. Peu importe que l’homme incriminé s’efforce de dissimuler toute originalité, de s’autoriser des précédents, d’accumuler des références. J’ai pour ma part, alourdi de citations ceux de mes textes qui avaient apparence de nouveauté. Cette cuistrerie précautionneuse ne m’a pas protégé contre le reproche de troubler la fête du conformisme.

Issu d’une lignée craintive, d’aïeux qui ne pratiquèrent aucune hérésie, mon tempérament hérité du Sarladais ne disposait pas à la hautaine insociabilité d’un Vallès. J’ai trop lu Montaigne et La Boétie, trop relu Voltaire pour la gouverne de mon entendement. Ces influences et la ridicule histoire de Katayama, m’ont fâcheusement détourné de la pratique des partis. À qui expliquerai-je la concordance de mes actes, de mes initiatives depuis vingt-cinq, trente ou quarante ans ? Nul n’aurait égard à cet exposé. Au fait, le mérite consiste à s’accorder non avec soi, mais avec d’autres dont le rassemblement sous un vocable forme le Parti. Le Parti varie, évolue, passe de l’antimilitarisme au jacobinisme : la constance des adhérents les oblige à des reniements successifs ; s’ils refusent de se démentir, ils trahissent. C’est une étrangeté assez désagréable à concevoir que cette sorte de trahison par fidélité. Gustave Hervé commit l’erreur d’anticiper sur un contre-ordre quand il exalta l’armée qu’il avait honnie. Il fut un réprouvé, car il convient de réserver aux techniciens des Congrès l’administration des redressements, revirements et retournements idéologiques ; ils excellent dans l’art du pilotage qui exige la connaissance préalable des courants. Il ne suffit pas de comprendre la psychologie permanente des masses que l’événement influence ou modifie. Le difficile est de s’y adapter instantanément, d’exprimer les vœux du grand nombre dans le temps même où ils s’ébauchent, d’infléchir la doctrine à la courbe du sentiment, de sacrifier au besoin les vieilles tirades aux jeunes impatiences en consacrant la solennité des changements de front. Je rends un hommage tardif à cet opportunisme sacré des partis, grâce à qui se vérifie le terrible mot de Bossuet « L’hérétique est celui qui a des idées personnelles ».

Notre temps ne supporte pas l’hérésie, il ne permet pas aux riches d’entretenir des châteaux particuliers ni aux pauvres d’entretenir des idées personnelles. Tout appartient à « l’homme masse » dont Ortega y Gasset a décrit l’avènement dans notre civilisation. Je n’avais pas découvert cette évidence. C’est pourquoi j’en suis réduit à répéter mélancoliquement le vers de Vigny, le plus amer des idéalistes déconcertés :

« Et je dis dans mon cœur : Que vouloir à présent ? »

Note d’éclaircissement sur le statut de complément/supplément de ce texte

Monzie semble inspiré par le Bergson des Deux Sources de la morale et la religion lorsqu’il note que « L’usage des abstractions nuit au culte des images » ou nommément par Alain quand il voit en la bourgeoisie une prescriptrice du « politiquement correct », ou encore par Ortega y Gasset au moment où il reprend le thème de « l’homme masse ». Mais ce qui doit retenir notre attention ultime c’est toujours cette notion de pacte autobiographique impliquant une auto-interprétation de soi qui peut prendre comme l’on sait la forme de l’auto-ironie lorsque le moi est suffisamment ouvert en lui-même pour ainsi surmonter en soi la mélancolie. Or ce texte est, à la différence de Province de ma vie, comme empêché des’adresser à personne, ni à un lecteur potentiel avec lequel sceller ce pacte, ni à lui-même car il n’est plus la même personne en qui jadis résonnait la tâche d’agir, seulement quelqu’un prisonnier d’un vide insulaire. « Néant au regard des foules » interprété comme « être seul au monde » serait encore trop dire car cette formule paradoxale peut laisser croire à un deus ex machina d’arrière-monde qui se joue de lui. Cette écriture sans destinataire efface l’idée même d’être-au-monde. D’où la contre-proposition monzienne affirmant que « le mérite consiste à s’accorder non avec soi, mais avec d’autres » à l’opposé de la formule stoïcienne « Une mort pénible l’attend / Celui qui trop connu de tous / meurt inconnu de lui-même » (Sénèque, Thieyste, acte II, scène II, v. 403).

Si ce récit de soi est complémentaire au sens où il entre en résonance avec Province de ma vie, il faut néanmoins entendre la dissonance (cognitive : puisque de Monzie admet une tension entre deux formes d’individualisme, sans autrui ou avec autrui, égotique ou politique) d’un pacte déchiré et d’une âme blessée. Il faut donc se déprendre de soi pour se comprendre, à condition d’entrer en résonance avec autrui : ce texte se distingue à la fois par la vive conscience de ce devoir mais aussi par la cruelle absence d’autrui dans cette retraite sans horizon d’attente… Dès lors, supplément plutôt que simple complément, ce texte apporte une révélation supplémentaire sur la forme de détresse dont il témoigne. Quand la vie semble derrière soi, s’approfondissent les raisons d’une mélancolie irréductible. Le premier texte ambitionnait, certes « vaguement », de conjurer la méconnaissance d’autrui ; le deuxième change le sens du génitif : c’est la méconnaissance d’autrui par de Monzie lui-même qui doit être conjurée après avoir abjuré son individualisme insulaire. On prendra garde enfin de ne pas confondre les deux sens de la méconnaissance : le premier négatif (« Nescio hominem ») désigne la pure ignorance ; le deuxième, positif, implique une reconnaissance par laquelle autrui dénié est admis cependant comme médiateur entre moi et moi-même. De Monzie se détrompe au sujet de sa passion de la liberté d’indépendance en reconnaissant le jeu de duperie volontaire qu’elle recouvrait. Une mort pénible attend celui qui, ayant trop consacré sa vie à s’accorder (à) soi-même, meurt inconnu d’autrui.

Annexe 2

Un supplément d’origine : Liminaire à Province de ma vie

« … J’ai composé mon horizon préféré avec Cahors, Figeac et Saint-Céré. C’est dans ce cadre que j’ai appris à mieux comprendre, à mieux aimer la France continue. “Il faut avoir la passion des âmes” répétait mélancoliquement le pauvre Alain-Fournier. En Périgord, en Quercy, les maisons ont des âmes : chacune d’elles, château délabré, chaumière abandonnée, affirme une personnalité, résiste à la standardisation humaine et architecturale ; chacun de ceux qui, alentour de la demeure, cultivent leur enclos, en font selon le rêve de Bernard Palissy, “un jardin délectable…, un autant beau jardin qu’il en fût jamais sous le ciel, hormis le jardin du Paradis terrestre”. Car chez nous les propriétaires de jardins sont fiers, hardis et, quoi qu’on prétende, incapables de confondre leur bien avec le bien du voisin. Ils représentent une démocratie où l’individualisme irréductible assure une permanente diversité d’êtres et d’existences. Quand les hommes penseront et agiront de même sur une terre uniformisée, il y aura toujours un refuge pour les pensées rebelles et les tempéraments d’exception dans ces régions qui gardent l’empreinte des grands siècles batailleurs : le XIIIe, le XIVe et le XVIe. »48 

« Témoignages, Anatole de Monzie écrivain », recueillis par André Moulis, à partir des pages liminaires de Province de ma vie, La Dépêche du Midi, 3 mai 1958.